LOVE, le théâtre de l’impersonnel

LOVE, le théâtre de l’impersonnel

Zoé Picard

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21 novembre 2022

Les critiques de Zoé

Avec sa pièce LOVE, le metteur en scène britannique Alexander Zeldin est de retour en France pour le Festival d’Automne 2022. LOVE met en scène huit personnes forcé·es de cohabiter la veille de Noël dans un foyer d’urgence de l’aide sociale britannique. En ne traitant la vie des protagonistes qu’à travers le prisme de leur condition sociale, Alexander Zeldin propose une œuvre monotone qui dessert son propos.

Un décor au réalisme frappant

© Nurith Wagner Strauss

La grande réussite de la pièce est la reproduction sur scène du foyer d’accueil, qui est très semblable à la réalité. Même celle-ci reste théâtralisée. Le public sur le plateau en atteste. Si Alexander Zeldin parvient avec habilité à représenter cette structure d’aide sociale, c’est car il n’en est pas à son coup d’essai. Sa dernière pièce, Une mort dans la famille, se déroulait dans un EHPAD. Dans ce foyer d’accueil d’urgence, il n’y a presque aucun élément de décoration, c’est un lieu de passage et le passage est au cœur de la mise en scène. Celle-ci montre les comédien·nes qui entrent et sortent du plateau ainsi que celles et ceux qui ne peuvent pas sortir.

Il y a une constante opposition entre leurs déplacements et l’immobilité forcée qui rappelle leur condition sociale reposant sur l’attente et les efforts déployés pour leur relogement. Alexander Zeldin montre une dimension importante de la précarité : les résident·es n’ont plus accès aux divertissements. Leur énergie est absorbée par le prix des courses, les rendez-vous médicaux et les appels avec l’administration. Malgré la justesse de la mise en scène, n’est-ce pas questionnable de présenter LOVE au Théâtre de La Commune à Aubervilliers ? Selon l’INSEE, en 2019 41% des habitant·es d’Aubervilliers vivaient sous seuil de pauvreté et le taux de chômage des 15 à 64 ans s’élevait à 22%. Avec Grigny, Aubervilliers est la commune la plus pauvre d’Ile-de-France. N’y a-t-il pas un côté cynique à jouer LOVE à Aubervilliers en pleine période d’inflation alors que c’est une mimesis du quotidien de la pauvreté ? Quel est le but ? Montrer aux habitants de la Seine-Saint-Denis ce qu’ils affrontent ? De montrer aux parisien·nes ce qui leur est « invisible " à travers une pièce de théâtre de niche et sous-titrée, afin que chacun·e puisse rentrer chez soi avec le sentiment d’avoir affûté son regard sur le monde ? Car le théâtre n’est aujourd’hui pas suffisamment démocratisé pour que le public y représente la diversité de nos classes sociales : l’ancrage territorial est donc une problématique indéniable à prendre en compte pour toute représentation.

Une pièce aux personnages désincarné·es

© Nurith Wagner Strauss

Durant cinq actes, une myriade de personnages défile dans ce huis clos : une grand-mère et son fils d’âge moyen, une famille recomposée avec deux enfants et dont la femme attend un bébé, ainsi qu’un réfugié syrien et une exilée soudanaise. Toute l’attention est portée sur la famille et le duo de la mère et de son fils. Le réfugié et l’exilée ne sont que des présences fantomatiques et leurs dialogues ne sont même pas traduits. C’est l’un des plus gros manques de la pièce. Pourquoi leur avoir donné un rôle aussi insignifiant ? Dans un entretien réalisé en février 2022 pour The Guardian, Alexander Zeldin affirme qu’il faut « trouver une manière de montrer les choses que l’on ne veut pas voir ". Pourtant, il exclut totalement de la narration les deux personnes faisant partie de la frange la plus invisible de la société. Celle qui subit à la fois la précarité, le racisme et les menaces d’expulsion du territoire. Le parti-pris est contestable. Toujours selon une étude de l’INSEE datant de 2017, 43% de la population d’Aubervilliers est issue de l’immigration et 84% des enfants vivant à Aubervilliers ont au moins un·e parent·e immigré·e. Encore une fois, qu’est-ce que cela veut dire du théâtre contemporain de jouer une pièce de ce type au théâtre de La Commune sans prendre en compte les spécificités du territoire ?

Alexander Zeldin ne donne aucun renseignement sur les résident·es du centre d’accueil. Nous ne connaissons pas leurs sentiments, leurs projets, leur passé. Par exemple, la femme enceinte fait des études dans le domaine de la naturopathie mais ce fait est très anecdotique et nous n’avons aucune idée de son parcours précédent. Au fond, ici les protagonistes ne sont rien d’autre que pauvres. En n’abordant cette palette de personnages qu’à travers le prisme de leur condition sociale, Alexander Zeldin reproduit en partie ce qu’il dénonce sur scène.

Si l’amour subsiste malgré la peine, ce n’est pas dans LOVE

© Nurith Wagner Strauss

L’impulsion de LOVE ce sont les liens entretenus par les individu·es. Toujours dans un objectif de réalisme, ici pas d’idéalisation. Les relations des résident·es sont complexes car elles alternent entre égoïsme et partage. Ielles sont confronté·es à une intimité triviale et presque brutale telle que l’attente pour aller aux toilettes partagées. La scène de la grand-mère incontinente arrive comme un climax qui fait exploser des tensions accumulées entre chaque résident·e. Son fils est prostré face à la réaction violente de la future mère et se met à trembler nerveusement. En étant contraint·es à être sans cesse exposé·es à la vue de toutes et tous, les résident·es du centre d’accueil vont au-delà des conventions sociales.

Le titre de la pièce est annonciateur. Alexander Zeldin veut montrer que l’amour reste la preuve et le terreau d’une humanité parfois volée par la pauvreté. Les personnages se disent « je t’aime " comme un serment auquel on croit peu. Mise à part la merveilleuse scène du shampoing entre le fils et sa mère, moment de joie inespéré et volé à la dureté de l’attente, il y a peu d’humanité dans LOVE. L’absence de profondeur des protagonistes qui ne sont ici que l’enveloppe corporelle de leur condition sociale, rend les manifestations d’amour clichées et peu crédibles. Au final, nous aussi on attend. On est suspendu·es à la promesse d’une proximité familiale et amoureuse mais ici ce n’est qu’une chorégraphie mécanique et sans chaleur.