Festival d’Automne à Paris, rétrospective !

Festival d’Automne à Paris, rétrospective !

Zoé Picard

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21 octobre 2022

Les chroniques de Zoé

L’automne au goût doux-amer s’est installé dans nos rues et nos lits. Difficile de sortir affronter le métro bondé, sauf pour aller au Festival d’Automne à Paris sur lequel nous avons déjà écrit un article ! Pour vous j’ai écumé les salles de théâtre de Paris hors et intramuros. Retour sur deux pièces présentées cette année qui m’ont marquée mais pas toujours enchantée.

Dans la mesure de l’impossible

TW : mort, viol

Le metteur en scène portugais lie la grande histoire aux histoires intimes pour Dans la mesure de l’impossible. Cette pièce de théâtre met en scène quatre comédien·nes interprétant des travailleur·euses du Comité International de la Croix Rouge et de Médecins sans frontières. La pièce interroge les frontières du dicible : comment raconter ces métiers qui côtoient quotidiennement la guerre et la mort ? Un thème intéressant mais la violence des témoignages est si forte qu’on en sort suffocant·es et avec un ressenti mitigé.

Une mise en scène sobre qui sublime les témoignages

Pour écrire sa pièce, Tiago Rodrigues s’est basé sur les témoignages de trente humanitaires interprété·es par Adrien Barazzone, Beatriz Bras, Baptiste Coustenoble et Natacha Koutchoumov. Tiago Rodrigues qualifie sa pièce de « théâtre documenté ". Celle-ci traite du réel dans toute sa brutalité et sans artifices théâtraux. L’une des grandes réussites de la pièce est la mise en scène dépouillée qui laisse la place au discours théâtral. Un drap de couleur écru accroché à deux structures métalliques en avant-scène, incarne selon les témoignages les montagnes, la forêt, une tente ou un hôpital de fortune.

Le matériau principal de la pièce est cet ensemble de témoignages qui apporte une vision parcellaire et subjective des horreurs de la guerre, des génocides et des catastrophes naturelles. En interprétant chacun·e plusieurs travailleur·euses, les comédien·es nous offrent une large palette de registres. En jouant en plusieurs langues, elles composent une polyphonie du désespoir.

Le monde du possible et le monde de l’impossible

Dans ces récits, on reconnaît le Rwanda, l’Afghanistan et la Syrie. Mais pour Tiago Rodrigues c’est « l’impossible ". Une zone du monde ravagée par les conflits et qui nécessite l’intervention d’habitant·es du possible. La pièce alarme en affirmant que le possible peut basculer à tout moment dans l’impossible et rappelle Catarina et la beauté de tuer des fascistes, l’autre pièce que le metteur en scène présente au Festival d’Automne à Paris. Catarina est une dystopie qui se déroule en 2028 dans un Portugal dirigé par le parti nationaliste. Ces deux œuvres s’intriquent pour montrer que la paix en Europe n’est pas une situation immuable. Nous en payons déjà le prix.

J’ai particulièrement aimé les quelques moments de grâce pendant lesquels la musique et le chant prennent le relais de la parole pour signifier l’indicible. Le sublime déplacement au ralenti du quatuor, tandis que Beatriz Brás chante Medo d’Alain Oulman, arrive comme une bouffée d’air alors que la violence des témoignages est difficilement soutenable. Pendant ces instants volés, Tiago Rodrigues transfigure la réalité par la forme universelle de la musique et du chant.

Le spectateur comme témoin impuissant de la violence

Dans la mesure de l’impossible n’est en rien une représentation obscène des dégâts des guerres et des catastrophes naturelles mais on en ressort presque assomé·es. Mis à part le témoignage sur le petit footballeur mythologique, toutes les situations racontées sont sans espoir et abordées de manière très frontale. De plus, le traitement du viol est très particulier. Le viol est une arme de guerre et est donc un sujet central mais ici il est présenté comme une agression secondaire : « Avec un peu de chance ils vont juste me violer ". On est suspendu·es aux pires atrocités et ce jusqu’à la fin, car le dernier témoignage parle d’un bébé qui meurt en crachant du sang.

Les comédien·nes s’adressent au public comme s’ il était le metteur en scène. Mais en réalité nous ne pouvons rien faire à part accuser les coups. Plus de moments d’humanité auraient été les bienvenus. Les humanitaires ne communiquent presque jamais entre elles·eux alors que la solidarité doit faire partie intégrante de leur métier. Mais ici, chaque personne est isolée face à un monde qui ne changera jamais. Je me suis sentie le témoin impuissant des violences de l’impérialisme. Est-ce nécessaire dans une période aussi anxiogène que celle que l’on traverse ? C’est louable de vouloir apporter une contre-proposition théâtrale des médias saturés d’images de violence, mais le quotidien est déjà si déchirant… Un peu de légèreté sur scène rendrait un peu de souffle.

Informations pratiques :
📅 C’était du 20 septembre au 14 octobre 2022.
📍 Où ? Odéon-Théâtre de l’Europe.

Les Frères Karamazov

Sylvain Creuzevault avait déjà mis en scène Dostoïevski (1821-1881) avec L’Adolescent, Crime et Châtiment, Les Carnets du sous-sol et Les Démons. Il termine brillamment son parcours avec Les Frères Karamazov, la dernière œuvre de l’auteur russe qui traite d’un parricide. Cette adaptation intelligente et bestiale redonne de la vie, malgré quelques longueurs. Un coup au cœur !

© Simon Gosselin

Une réécriture du roman qui conserve ses problématiques centrales

La pièce débute par la présence statique de Pavel Smerdiakov interprété par Blanche Ripoche. Une silhouette androgyne et inquiétante face au résumé du roman éponyme projeté sur un rideau de fer. Et ensuite le ballet s’ouvre avec le livre deuxième des Frères Karamazov (1879-1880). Le starets reçoit Fiodor Karamazov et son fils Dmitri, pour régler un différend sur l’héritage qui les oppose. Ils sont bientôt rejoints par les deux autres fils, Ivan et Aliocha.

Sylvain Creuzevault s’en tient au texte du roman traduit par André Markowicz mais effectue des coupes et des modifications contemporaines. La prouesse de cette adaptation est qu’elle réussit à réactualiser le texte de Dostoïevski tout en gardant sa moelle épinière. L’impulsion de la pièce est la même : la bataille entre le bien et le mal, la chute des croyances (religieuses, amoureuses…), la mise à l’épreuve de la notion de la justice, les rivalités familiales. Dans cette pièce Fiodor Karamazov tient plusieurs boîtes de nuit et affirme qu’elles sont, au même titre qu’un lieu de culte, des soupapes de sécurité qui empêchent le déferlement des pulsions de la population. Les contradictions du texte dostoïevskien sont bien là.

Une mise en scène mouvante qui présente plusieurs tableaux de la Russie

La scénographie de la pièce est impressionnante malgré quelques choix peu compréhensibles comme l’usage des masques. Durant trois heures on est transporté·es des murs blancs du couvent à une boîte de nuit enfumée, jusqu’à une prison dans les forêts sibériennes. Sylvain Creuzevault, qui interprète Ivan Karamazof, a intelligemment fait défiler un résumé des 1000 pages du livre sur un rideau métallique.

L’ensemble crée une ambiance électrique avec l’appui de la musique en live et du chant. L’espace scénique est audacieusement investi. Après l’entracte, les comédien·nes distribuent des bières au public et jouent une scène de bar avec un Dmitri très alcoolisé. Quelle surprise de voir un telle liesse populaire dans un théâtre !

Un jeu d’acteur grandiose qui oscille entre le grotesque et la folie

Rien de tout ça n’aurait eu un tel impact émotionnel sans le jeu virtuose des comédien·nes. Les corps sont mis à l’épreuve des passions qui enflamment et détruisent. Ils se cabrent de désir, ploient sous la maladie et transpirent l’alcool. Le duo Grouchenka-Dmitri Karamazov dynamite la scène et annonce la bascule vers la folie d’une grande partie des personnages. La tirade de Grouchenka, personnage insaisissable et nerveux, nous laisse abasourdi·es. Les rivalités amoureuses et familiales sont mises à nu dans un registre grotesque. Jean Genet affirmait avoir lu Les Frères Karamazov « comme une blague ". Malgré la dureté des sujets, les comédien·nes sabotent toute forme de sérieux et collent sur les murs l’inscription « Si Dieu est mort tout est permis ". Pari réussi.

Informations pratiques :
📅 Du 6 au 22 janvier 2022.
📍 Où ? Odéon-Théâtre de l’Europe.